Michel Bornens, un chercheur visionnaire.
par Juliette Azimzadeh, Nathalie Delgehyr, Bruno Goud, Matthieu Piel & Manuel Thery
Il est 17h quand Michel Bornens revient au labo. Il est sorti acheter Le Monde, qui vient d’arriver au kiosque d’à côté. Il débarrasse son bureau, descend légèrement les rideaux, met la musique, ouvre grand le journal et commence sa lecture. Cette image en dit beaucoup sur Michel. L’importance qu’avait la politique dans sa vie. Son engagement fort pour les valeurs de solidarité, de partage et de liberté, pour la défense du bien commun. Et sa curiosité pour le monde entier. Elle dit aussi qu’il se sentait chez lui dans son bureau. Il ne vivait pas cette frontière, si souvent revendiquée aujourd’hui, entre la sphère privée et celle du travail au laboratoire. La science était partie intégrante de sa vie. Par-dessus tout, il aimait penser. Il aimait réfléchir et imaginer le monde. Bien sûr il souhaitait avant tout comprendre, mais observer et admirer était déjà immense. C’était un penseur et un contemplatif.
Il portait son regard curieux sur tout ce qui l’entourait, dans les fermes du Jura comme dans les ports bretons. Il s’enthousiasmait pour la fabrication du pélardon comme pour la construction des bateaux. Il se nourrissait de musique et de peinture. Et de tout cela, il aimait par-dessus tout apprendre les histoires. Celles des artisans qui fabriquent les instruments, celles des réalisateurs qui tournent les films ou celles des agriculteurs qui travaillent la terre.
Son insatiable curiosité le poussait à s’intéresser à tous les organismes vivants. Il y voyait, sous différentes formes, la manifestation des mêmes grands principes du vivant. Michel pensait que ces principes étaient à l’œuvre dans chaque cellule. Au début des années 80, pour de nombreux chercheurs, la cellule était un sac d’enzymes dont il fallait identifier les cibles et la fonction. Pour Michel la cellule était une entité compartimentée, structurée, organisée et orientée dans l’espace (Figure 1). Le centrosome, en organisant les microtubules devait d’une façon ou d’une autre, être lié à l’ensemble de l’espace intra-cellulaire ainsi qu’à ces limites qu’étaient les membranes plasmique et nucléaire (Figure 2). Le réseau de microtubules pouvait donc prendre des mesures et intégrer des informations spatiales, concentrer et titrer des informations biochimiques, puis associer l’ensemble de ces processus dans la régulation du comportement des cellules. C’est ainsi qu’il a participé à l’émergence de la biologie cellulaire en France.
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Figure 1. Les cellules sont structurées, compartimentées et orientées dans l’espace. Les adhérences cellulaires, représentées en bleu, sont les points d’interaction mécanique entre la cellule et son environnement. Elles participent à la mise en place de frontières internes, représentées en orange qui partitionnent la cellule. Le réseau d’actine, dessiné en vert, prend appui sur ces points d’adhérence. Le centrosome, représenté par le doublet de points, patrouille un espace interne qui est également défini par la position des points d’adhérence. Dessiné par Michel Bornens en 2003.
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Figure 2. Les règles qui guident la polarité des cellules sont identiques dans des cellules qui nagent (gauche), rampent (centre) ou sont statiques et quiescentes (droite). Le réseau d’actine est dessiné en bleu, le transport le long des microtubules est représenté en rouge. Le centrosome, au centre du réseau de microtubules, intègre les informations spatiales et biochimiques dans l’ensemble de l’espace intra-cellulaire. Dessiné par Michel Bornens en 2008.
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Les chercheurs qui ont travaillé avec lui en ont tous gardé un souvenir impérissable. Nous étions à la fois excités d’avoir le sentiment de participer à une équipe d’explorateurs aventuriers et légèrement inquiets de nous retrouver assez loin des frontières communes de la connaissance. Heureusement que la stature de Michel et sa capacité à partager son enthousiasme pour les grands mystères de la biologie étaient là pour nous rassurer. Il nous encourageait non seulement à envisager des hypothèses inédites, mais à tenter des expériences hors norme. C’est ainsi que Fréderic Tournier a injecté des centrosomes issus de lymphocytes humains dans des ovocytes de grenouille pour déclencher leur parthénogenèse et produire des grenouilles sans père. Ou que Matthieu Piel a couvert des fantômes de cytoplastes avec des extraits d’œuf de grenouille pour étudier les capacités respectives des deux centrioles à organiser les microtubules. Il faut dire qu’il nous guidait par l’exemple, ayant lui-même fait abattre un veau par surprise pour savoir si le stress de l’abattoir était à l’origine de l’alignement des centrioles dans le thymus… Des expérimentations fondamentales, même si elles n’en avaient pas toujours l’air. En effet, de fil en aiguille, et d’expériences inachevées en rebondissement technologiques, Michel et son équipe sont parvenus à rien moins que de décrire : la structure et la composition du centrosome ainsi qu’un nombre de règles clés sur la façon dont il régule l’organisation du réseau de microtubules, la progression du cycle cellulaire, l’orientation du fuseau mitotique, l’étape finale de l’abscission des cellules filles, la différenciation des myotubes et la polarisation des cellules en réponse à la géométrie de leur environnement adhésif.
Michel engageait ses réflexions bien au-delà des éléments qu’il était possible de tester expérimentalement. Il essayait de conceptualiser la façon dont la cellule sent, agit, optimise et progresse dans le temps. Etant une entité autonome, un organisme à elle seule, elle devait à tout moment être le produit de son histoire et la préparation de son devenir pour pouvoir fonctionner au présent. A chaque instant, la structure de la cellule et son état physiologique –traduit par les profils d’expression des protéines et de leurs états de phosphorylation – sont la conséquence de son histoire. Et ils prédéterminent sa capacité à réagir. La cellule s’adaptant doit être capable de s’inscrire dans le temps et de se comporter différemment en fonction de ses expériences passées. Elle a donc nécessairement des capacités de mémoire et de calcul. Ces fonctions sont clés pour permettre son apprentissage. On ne sait pas grand-chose de tout cela aujourd’hui. Cela peut paraitre inquiétant qu’il y ait de telles lacunes dans notre compréhension, et on pourrait redouter de s’aventurer dans des domaines si obscurs. Mais pour Michel, il fallait affronter les limites de nos connaissances plutôt que de les ignorer : une condition indispensable pour mettre en place les modèles expérimentaux permettant de poser les bonnes questions dans les conditions appropriées.
Michel était conscient que les fonctions cellulaires ne pouvaient pas être comprises en additionnant le rôle de chacune des protéines. Le nombre et la combinatoire des interactions possibles devenaient rapidement ingérables. Et quand bien même des super-calculateurs les rendraient possible, les expériences classiques d’extinction ou de surexpression de gènes ne permettraient probablement pas de prendre en compte les redondances et les mécanismes de compensation qui assurent les fonctions essentielles de la cellule. Il fallait prendre le problème par un autre bout. Aller chercher une autre approche qui tenterait de saisir la logique du fonctionnement plutôt que la nature des rouages. C’est cette idée forte qui l’a amené à travailler avec des physiciens de la matière molle qui voyaient l’adhérence comme une forme de mouillage visqueux et dissipatif plutôt que comme une coopération entre intégrines. Avec Jacques Prost ils proposent de soutenir les initiatives qui associeraient les physiciens aux biologistes de l’Institut Curie, et ce faisant ils développent un concept qui a ensuite fait école dans la recherche internationale. Chacune de ces rencontres entre physiciens et biologistes fut l’occasion de voir dans les comportements des cellules des brisures de symétrie, des oscillations, des comportements actifs et dissipatif, et de remplacer les noms des protéines par leur rôle dans la modulation des paramètres physico-chimiques correspondants, tels l’énergie d’adhérence, la viscosité, la fréquence de résonnance ou le facteur de qualité.
Une autre passion de Michel était l’évolution. Pour lui, il était indispensable de connaître l’histoire de nos cellules pour en comprendre le fonctionnement et les interactions. Les animaux, comme les autres organismes multicellulaires, ont évolué à partir d’ancêtres unicellulaires, et cela a impliqué l’adaptation de mécanismes préexistants à des conditions nouvelles. Michel savait à quel point l’étude des mécanismes à l’œuvre chez nos cousins unicellulaires peut nous éclairer sur le fonctionnement des organismes complexes que nous sommes. Il avait bien sûr beaucoup réfléchi à l’évolution du centrosome, et plus généralement à l’évolution conjointe du cytosquelette, de la motilité et de la perception sensorielle dans les cellules eucaryotes.
Vous ne verrez pas de médailles ou de prix dans le curriculum vitae de Michel Bornens. Il n’en avait pas besoin. Il savait bien qui il était et ce qu’il valait, et ne cherchait pas être rassuré par la reconnaissance de ses collègues. Il avait confiance en lui-même et mettait à profit le temps qu’il économisait à chercher des récompenses pour explorer les domaines de la biologie qui lui étaient encore inconnus. Il lisait beaucoup et assistait à presque tous les séminaires de l’Institut. Son inspiration n’avait pas de frontière et sa curiosité était sans limite. Il faut dire aussi que c’était une autre époque. Les chercheurs prenaient davantage le temps de lever le nez de leurs propres travaux. Il y avait moins de compétition entre les équipes pour les financements, qui étaient assurés de façon récurrente par les institutions. Michel s’est battu aux côtés des chercheurs qui avaient formé le collectif « Sauvons la recherche » pour préserver cette façon de travailler et pour que les gouvernements investissent dans la recherche. La connaissance était pour lui le meilleur des remparts contre l’obscurantisme et une arme puissante contre les inégalités.
La personnalité de Michel aura profondément marqué les jeunes chercheurs qui l’ont côtoyé. Il venait souvent partager une anecdote ou une pensée personnelle réconfortante avec ceux qui donnaient leurs premières conférences avec émotion. Il savait trouver les mots justes et stimulants pour accompagner la réflexion des étudiants dans les jurys de thèse. Il félicitait et encourageait ceux qui venaient dans son bureau pour lui présenter leurs résultats préliminaires. Emmené devant un microscope, ou en salle de culture, il s’illuminait et trouvait toujours le bon mot pour nous dire sa satisfaction tout en nous posant, l’air de rien, les questions qui allaient nous guider vers la prochaine étape.
Ainsi Michel a accompagné la biologie et les biologistes avec un enthousiasme extraordinaire. Sa relation si personnelle avec la science a fortement influencé les développements récents de la biologie cellulaire et son empreinte marquera nos travaux pendant encore de nombreuses années.
Nous remercions beaucoup Didier Job pour avoir participé aux discussions au moment d’écrire cet article.
Cet article a été publié ce jour en anglais dans Journal of Cell Science: https://journals.biologists.com/jcs/article-lookup/doi/10.1242/jcs.260412.
Michel Bornens a également été président de la Société de Biologie Cellulaire de France et un hommage oral lui sera aussi rendu lors du meeting Cell La Vie2! le 22 Septembre 2022.
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